Les moissons du ciel

Youcef Bioud UdeS - Université de Sherbrooke

Voici un champ de blé sans gluten… En fait, ces faisceaux de tiges qui se pressent les unes contre les autres sont des nanofils de phosphure d’indium. La procédure pour les obtenir est assez simple. On fait baigner le matériau dans une solution d’acide fluorhydrique, où passe un courant électrique, et les filaments se forment tout naturellement. La structure tridimensionnelle qui en résulte intéresse tout particulièrement l’industrie des cellules photovoltaïques, car la surface de captation des photons émis par le Soleil s’en trouve augmentée. De fait, la lumière peut être absorbée aussi bien en surface que dans l’épaisseur du matériau. Une manière encore plus efficace de moissonner l’énergie solaire. (Diamètre d’un filament : entre 20 et 200 nanomètres. Fabrication par gravure électrochimique et observation par microscope électronique à balayage.) - Photo issue du concours La preuve par l'image 2016

Le syndrome du déficit de connaissances

Il existe une mystérieuse maladie qui frappe le milieu académique: le syndrome du déficit de connaissances. Et cette « maladie » a souvent été la première cause des échecs des initiatives de vulgarisation créées par des scientifiques.

Bien sûr, c’est une boutade. Et pourtant, les climatologues ont découvert que ça n’en était pas tout à fait une, lorsqu’ils ont finalement pris conscience que de simplement «transmettre des connaissances» n’était pas la stratégie adéquate pour convaincre les climatosceptiques.

Mais il leur a fallu du temps. Pendant les années 1990 et 2000, ils ont trop souvent placé la responsabilité sur le dos d’une inculture scientifique du public, déduisant erronément que le déni des changements climatiques disparaîtrait tout seul, le jour où circuleraient suffisamment d’informations qui soient à la fois factuelles et bien vulgarisées.

Ils auraient gagné du temps s’ils avaient observé comment fonctionnent les médias.

Ce sont en effet les journalistes et en particulier les journalistes spécialisés en science, qui ont été sur la ligne de front de la lutte contre les stratégies de désinformation, et pas juste celles des pétrolières. Des cigarettes jusqu’aux « médecines alternatives » en passant par les créationnistes, leurs promoteurs ont souvent ressorti le même argumentaire : « nous ne sommes pas contre la science, nous voulons juste que vous examiniez les deux côtés de la médaille ».

Si une grande partie du milieu universitaire a, pendant toute cette période, gravement sous-estimé ces stratégies de désinformation —ou ne les a carrément pas vu passer— c’est en partie parce que les professeurs ont encore trop souvent le réflexe de réagir… en professeurs. Ils confondent vulgarisation et enseignement : « ce public fait face à un déficit de connaissances, donc, il faut lui transférer nos connaissances ».

Les journalistes, eux, fonctionnent à l’envers : ne jamais, jamais, jamais partir de la prémisse que leur public est ignorant. Il est dans leur ADN —qu’ils soient des journalistes généralistes ou spécialisés en science— de plutôt considérer leur lecteur ou leur téléspectateur comme quelqu’un qui manque cruellement de temps : tout le défi de l’écriture et de la façon de structurer l’info repose sur cette différence.

Dans les théories de la communication, on distingue sur ce plan deux types de publics : les auditoires captifs… et les autres. L’auditoire captif, c’est celui d’une salle de cours, d’une formation professionnelle ou d’un congrès scientifique : en-dehors de ces situations très précises où une stratégie « d’enseignement » est acceptable, partout ailleurs, le public peut nous quitter à tout moment. Depuis l’émission de télé jusqu’aux discussions autour de la machine à café en passant par Facebook ou le site de l’Agence Science-Presse, le public n’est pas obligé d’être là. S’il regarde une vidéo sur YouTube, il peut l’arrêter à tout moment. S’il lit un journal papier, il est continuellement sur le point de tourner la page.

Pire, s’il s’agit d’un auditoire qui ne croit pas au réchauffement climatique, et que je démarre en lui disant, « je vais vous expliquer pourquoi vous avez tort », c’est d’une grande naïveté. Nous tous, même quand nous nous en défendons, nous écoutons d’abord ce qui conforte nos croyances —c’est ce que les psychologues appellent le biais de confirmation.

Jusqu’aux années 2010, des tas de climatologues se sont donc cassé le nez sur cet obstacle. Ils ont lancé de très belles initiatives de vulgarisation, mais presque toujours conçues sous la prémisse de « écoutez-moi, je vais à présent vous transmettre des connaissances ». À un moment donné, il a fallu se rendre à l’évidence : le cerveau humain ne fonctionne pas ainsi.

Donc, vulgariser, ce n’est pas enseigner et ça ne doit pas être pensé uniquement en terme d’un « transfert » du haut vers le bas. Ce n’est pas pour rien qu’on insiste autant, en vulgarisation, sur la nécessité d’expérimenter de nouveaux outils, d’introduire de la narration, de chercher un angle original, etc.

Mais dans le contexte de ce débat sur le « déficit de connaissances », il y a une autre dimension à explorer : viser le dialogue, plutôt que le transfert. L’explosion depuis 2016 du phénomène des fausses nouvelles a ainsi remis à l’ordre du jour que tout effort de vulgarisation sur un sujet polarisé comme le climat, les vaccins ou les OGM, doit chercher à trouver des points communs entre « eux » et « nous », plutôt que de se lancer dans une attaque frontale contre ces « ignorants ».

Évidemment, personne ne prétend que ce sera facile. Mais ça, les climatologues l’ont déjà appris. Et les journalistes pourraient vous en parler longuement.