Du bon usage (ou pas) des notes
En 1996, j’ai fait paraître, sous forme de livre, ma thèse de doctorat; les 500 pages de Diderot épistolier comptaient — tenez-vous bien — 818 notes infrapaginales et une bibliographie de 474 titres. Jusque-là, rien de bien étonnant en lettres et sciences humaines. En 2006, mon livre Les yeux de Maurice Richard était plus modeste avec ses 279 pages : la bibliographie ne comportait que 248 titres; on ne trouvait aucune note dans l’ouvrage.
Que s’est-il passé durant les dix années qui séparent ces deux publications?
Je ne crois pas avoir travaillé moins sérieusement : mes deux livres sont des livres savants. J’ai publié dans les deux cas avec le même éditeur; il ne m’a rien imposé. J’ai respecté cette « éthique de la transparence » dont parlait l’historienne américaine Roxanne Panchasi en 2016. Je n’ai sûrement pas convoqué moins d’études scientifiques. En 1996, je m’appuyais sur des théoriciens littéraires et des penseurs de la correspondance, ceux que mon ancien collègue Michel Pierssens a baptisé les épistologues. En 2006, je circulais plutôt du côté des historiens de la culture et des analystes du sport.
J’avais cependant décidé de m’adresser à un public en partie différent. Diderot épistolier était clairement destiné à un public de spécialistes. Les yeux de Maurice Richard visait aussi des spécialistes — et il a été reçu en tant que tel par certain-e-s —, mais, vu son objet, j’avais également en tête un lectorat élargi. Écrire un docte traité sur la correspondance au Siècle des lumières ou un livre sur un joueur de hockey célèbre, cela ne devrait pas être tout à fait la même chose sur le plan de la lisibilité.
Cette transformation de mon public — ou, du moins, du public que je m’imaginais pouvoir toucher — a eu deux conséquences.
- À la suggestion de lecteurs du manuscrit des Yeux de Maurice Richard, j’ai d’abord retiré de mon introduction les pages que j’avais rédigées sur mon cadre conceptuel. (Rassurez-vous : en bon universitaire, je les ai récupérées pour en faire un article — avec des notes.)
- Ensuite, et surtout, j’ai choisi de citer ma documentation d’une façon encore rare en lettres et sciences humaines chez les francophones. Au lieu des notes, j’ai plutôt utilisé, en fin d’ouvrage, avant la « Bibliographie », des textes regroupés en une rubrique « Sources ». Le lecteur curieux de retrouver les références précises de ce que je cite peut le faire en croisant ces « Sources » (une rédaction suivie) et cette « Bibliographie » (une liste d’œuvres). J’avais alors en tête un exemple précis : Dead Certainties, l’ouvrage publié par Simon Schama en 1991. Je ne prétends pas que Schama ait inventé cette façon de faire, mais c’est chez lui que je l’ai découverte.
Ce mode de renvoi est-il efficace? Il me semble que oui, si je me fie à cette lectrice enthousiaste qui a tenu à me féliciter pour le nombre et la qualité de mes notes. Elle avait vu des notes où il n’y en avait pas!
Depuis 2006, certaines de mes publications reposent sur des sections « Sources » et « Bibliographie »; d’autres font appel à des notes traditionnelles. Parfois, c’est un choix personnel (et ma préférence); parfois, cela m’est demandé par les éditeurs qui accueillent mes textes.
Puis-je tirer des leçons de ces expériences volontairement opposées de la citation dans le domaine scientifique? Sur le plan professionnel, il me semble que les deux façons de faire sont acceptées. Personne parmi mes collègues, en tous cas, ne m’a reproché le choix que j’ai fait pour Les yeux de Maurice Richard. Ce livre a été évalué par mes pairs, sans que ce choix éditorial soit objet de discussion. Sur le plan pratique, je constate cependant que l’on ne peut pas facilement modifier un texte, en un sens ou dans l’autre, une fois qu’il est écrit. Si l’on peut, avec un peu gymnastique et de patience, ajouter des notes à un texte qui a été conçu pour ne pas en avoir, l’inverse n’est pas vrai : changer des notes en sources est très compliqué.
Si jamais la publication de textes savants sans notes se généralisait, cela supposerait des choix à faire dès la rédaction lancée. Comme d’autres décisions à prendre (s’exprimer au je ou au nous ? [NDLR : lire cet article en complément]), celle-ci doit être prise tôt dans le travail d’écriture. Elle doit correspondre à une réelle volonté de s’inscrire dans un circuit de communication scientifique différent du modèle traditionnel.
Dans Comment écrire sa thèse (1977), Umberto Eco énumère les fonctions de la note de bas de page. La dernière de ces fonctions est la suivante : « Les notes servent à payer ses dettes. » Il y a plus d’une manière de le faire.
Bibliographie
- Eco, Umberto, Comment écrire sa thèse, Paris, Flammarion, 2016 (1977), 338 p. Ill. «Postface du traducteur», Laurent Cantagrel.
- Panchasi, Roxanne, «Cite Specific : Analyzing Endnotes to Teach Historical Methods», American Historical Association, décembre 2016.
- Schama, Simon, Dead Certainties. (Unwarranted Speculations), New York, Vintage Books, 1992 (1991), xii/333 p. Ill.